Par Lou-Marco Crepelle
Avec ses références géographiques et culturelles, et son argot aussi complet que complexe, Okis s’est vite imposé comme l’ambassadeur rapologique de Lyon. Des placements rigoureux et méthodiques avec un son et un flow bien à lui, que pouvait-on attendre d’un nouveau disque d’Okis ? Un renouvellement dans la musicalité et l’interprétation ou l’affirmation d’une formule déjà bien rodée pour fidéliser son public ? C’est clairement la seconde option qu’a choisi le rappeur des Pentes en sortant La Crème, nouveau disque réalisé en tandem avec Mani Deiz.
Deux disques. C’est ce qu’il aura fallu à Okis avant de sortir son premier album Rêve d’un rouilleur (dont l’analyse est disponible ici). Ce premier long format voyait l’éclosion pour certains, et la confirmation pour d’autres, du talent et de la proposition unique du rappeur lyonnais. Mani Deiz, qu’on ne présente plus dans les crédits du rap français, a rapidement vu le talent d’Okis avec qui il s’est associé pour ce premier album. Une fois n’est pas coutume, ce duo est de retour sur La Crème, une combinaison qui fonctionne bien grâce à la vision commune des deux artisans d’un son dont eux seuls ont le secret.
« Ça parle d’Okis, je vais te montrer qui c’est »
Comme sur Rêve d’un rouilleur, Okis conserve ce qui le rend si spécial et nouveau : son écriture. Un phrasé relativement lent (rythme de la boom bap oblige) mais si fourni qu’il en devient rapide à l’oreille. Et cette richesse offre un vrai plaisir à la réécoute, qui révèle à chaque fois de nouveaux éléments passés inaperçus à l’écoute précédente. On pourrait penser que cette concentration de mot compliquée à déchiffrer : elle l’est au premier abord. Et si certains voient en cette complexité le point faible d’Okis, j’y vois plutôt le point fort. Comme une nouvelle langue que l’on voudrait apprendre, il peut être difficile de se mettre dedans, mais une fois les bases maitrisées on profite pleinement de la densité de ses textes.
J’ai promu OK, promis au game que j’lui ferai des projets
J’ai promis aux gars que j’leur ferai des brochettesOkis – Tremolo
Pour un salaire d’pion, nique un : « travaille et tais-toi »
Mon gars, t’es coincé tout l’été donc vive un : « tout laisser et tailler sous les étoiles »Okis – Si j’allais mourir ce soir
J’rappe des plans séquences mais j’peux m’débrancher quand j’veux
Putain, c’t’abruti glande, y a même la prod qui rouille, donc on y braille des broutilles
Apprenti rookie t’rend ton Gucci, prend ton Wu-T ClanOkis – La ville en umbro
De son précédent album, Okis a gardé ses références à Lyon et la description de son quotidien, auxquelles il a ajouté des réflexions plus personnelles. À propos de sa consommation de drogues, du fascisme qui gangrène les rues lyonnaises, de l’incompétence des politiques, mais aussi de son amour pour le rap, pour l’OL, et pour son train de vie qu’il décrit avec affection sans l’embellir. Des phrases aussi mélancoliques que remplies d’espoir, qui font d’Okis un rappeur, un humain attachant (sans pour autant le connaître personnellement bien sûr) que l’on suit au gré de ses balades méditatives. Si sa musique peut marquer un public national, elle sera d’autant plus touchante pour les Lyonnais (dont je fais partie vous l’aurez compris).
Bébé, la tise me manque, j’essaie d’me dire qu’la drogue est plus révélatrice qu’menteuse
Mais tout roule tant qu’j’assume qu’j’m’assomme tout le tempsOkis – Tout roule
Si j’allais mourir ce soir, j’voudrais qu’on m’laisse mon aprèm
J’voudrais rentrer chez moi gratter un dernier schémaOkis – Si j’allais mourir ce soir
Squatte le Sytral, j’aiguise des lignes esquissées (Ok, ok)
Ça parle d’okis, j’vais t’montrer qui c’estOkis – Smala municipale
Mani Deiz comme architecte sonore
On dit qu’il n’y a que les imbéciles qui ne doutent pas. Mais impertinent serait celui qui douterait des talents de Mani Deiz, qui demeure un gage de qualité après ses nombreuses années dans le rap. Même si Okis a avoué avoir commencé le beatmaking, jusqu’à y être plus dévoué qu’à l’écriture, on ressent la patte de Mani comme on la ressentait déjà sur Rêve d’un rouilleur. La combinaison de ces deux artistes aux visions et ambitions communes a une direction très claire : poser les meilleurs couplets sur des samples en 90bpm (très cliché je l’admets). Et c’est cette connexion qui marque les esprits, où les textes semblent taillés pour les prods, tout autant que les prods semblent conçues pour épouser les textes. Comme si le morceau gardait tout son sens même en enlevant le texte ou la prod, puisque les deux s’allient et se complètent.
Sur Tout roule, le flow latent presque somnolent d’Okis retranscrit en paroles les ambiances d’un sample, à la guitare lancinante et aux drums étouffés, avec un refrain désillusoire qui reste en tête « tout roule tant que j’assume que j’m’assomme tout le temps ». Ou encore la rythmique de basse groovy sur La ville en umbro qui donne aux couplets des deux lyonnais des vibes de baraudes nocturnes dans les Pentes, de Croix Paquet au Gros Caillou.
Un casting irréprochable entrée – plat – dessert
Pour nous délivrer la crème la plus onctueuse, Okis s’est entouré de rimeurs d’exception : le lyonnais Tedax Max et ses Gars Surs Municipaux Matox et Rowtag. Et pourquoi s’embêter avec des collaborations lointaines, quand on peut s’offrir un tel casting quasi 100% lyonnais ? (Matox est Clermontois sur le papier mais Lyonnais dans le cœur)
Le choix de ces featurings sonne vraiment comme une démarche de partage, et a du sens autant dans l’EP que dans le parcours d’Okis. Si tout s’est rapidement accéléré pour lui, comme il l’évoque dans Processus avec Sandra Gomes, c’est aussi une manière de rester en famille. Une famille unie par la culture lyonnaise d’une part, mais surtout par une même vision sincère du rap et du partage dans la musique.
Le centre-ville sombre, j’te l’ai décrit dans mille sons, j’ai fait partir plus d’mille sots
Entre rue Paul Bert et rue Moncey (J’te l’dis), Lyon, c’est big, viens prendre les mesuresTedax Max – La ville en umbro
J’mе lève a l’heure où l’Frip US ouvre (Midi 20)
Encore d’la veille, j’suis très peu saoul
Dans la vitrine du type, j’vois qu’le tit-pe souffreMatox – On rôde on ride
Miracles et périls, on atterrit là, j’avais pas prédit ça
Hier, j’trainais tard pour des denrées périssablesRowtag – On rôde on ride
D’un simple coup d’œil, on pourrait être tenter de considérer La Crème comme une réédition, un complément à son premier album. Mais il est en réalité un disque à part entière, avec son cheminement et sa structure, encore plus tournée vers les samples nocturnes et le drumless. Cet aspect épuré des productions laisse la juste place aux textes denses d’Okis, qui seront pour toujours témoins et acteurs d’un quotidien de rouilleur, d’une culture rap exigeante et d’un combat contre le fascisme qui n’aura jamais sa place à Lyon.
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