Cognacs & Cigarettes : Jungle Jack et Jeanjass pour un drumless épicurien luxueux

C’est le projet que personne n’attendait mais dont tous les amoureux de rimes et d’esthétique soignée avaient besoin. Le rap sans concession et sans repos de Jungle Jack s’invite à la table des productions samplées et sans batteries de Jeanjass pour un dîner digne des plus grandes enseignes de la gastronomie. Cognacs & Cigarettes nous délivre le bruit et l’odeur, dix plats issus d’un charbon et d’un dévouement sans faille pour servir le meilleur produit que ces deux chefs peuvent proposer.

Bien sûr que ce disque méritait une introduction dithyrambique à la hauteur de sa prestation. La recette de Cognacs & Cigarettes, bien que prévisible, est maitrisée de bout en bout et pourra rassasier un public de techniciens souvent exigeants quant à ce qu’ils mettent dans leur assiette. Sans réinventer le genre, le duo Jungle Jack – Jeanjass nous abreuve d’un rap de bons vivants, qu’ils semblent avoir pris plaisir à concocter (je vais un peu ralentir sur le champ lexical de la cuisine, promis.)

« JeanJass sort ses prods comme des grands vins d’Bourgogne, Jack j’suis l’siroteur »

Après deux albums entièrement produits par son binôme Kamal Baghdadi, Jungle Jack a choisi de s’associer avec un nouveau beatmaker le temps d’un album. Et qui d’autre que Jeanjass, le maître alchimiste français du drumless, pour rejoindre l’équipe et ainsi donner naissance au quadruple J ? On troque alors les rythmiques effrénées et les kicks percutants de la Jungle des Illusions Vol.1 et Vol.2, pour un calme feutré, installé par des productions aux sample épurés et envoûtants.

C’est là que repose le vrai défi pour Jungle Jack, qui doit rapper sans backs et sans refrains, bref sans artifice, seul face au micro. Et si le « vide » du drumless (littéralement des prods « sans batterie ») pourrait en effrayer certains, rappeurs comme auditeurs, cette place laissée par l’instrumental sied parfaitement aux proses de Jungle Jack. Le sens du détail qu’il apporte dans chacune de ses lignes, autant pour les références qu’il cite que pour leurs placements complexes, lui permet de bien occuper l’espace et de nous tenir en haleine. Comme pour Okis (dont l’analyse est disponible ici), cette densité dans l’écriture apporte une valeur ajoutée à chaque écoute, révélant des sens cachés et des jeux de mots passés inaperçus à l’écoute précédente.

Jeanjass, qui semble depuis quelques mois vouloir confirmer sa place de producteur, fait parler comme souvent son bon goût avec des productions aux allures de The Alchemist et de Roc Marciano. Les samples sont choisis, traités et tournés avec finesse, car ils sont souvent les seuls éléments musicaux qui accompagnent les barz de l’autre double J. Sur certains morceaux, comme Châteldon ou L’ère du verseau, Jeanjass délivre en outro des samples inutilisés, comme il pouvait le faire sur Goldman ou plus récemment sur les ZushiBoyz. Des clins d’œil qui renforcent le caractère épicurien du disque, très organique, qui prend le temps de vivre et laisse de la place à la contemplation, à l’image de l’introduction instrumentale sur Miyazaki.

« J’suis l’homme au plan, l’architecte avec le papyrus »

Pour ceux qui connaissaient déjà le style de Jungle Jack avant cet album, on remarquera l’élégance nouvelle de ses textes, influencée par les prods léchées de Jeanjass, mais surtout par l’aspect hédoniste du disque. « Cognacs et Cigarettes », tout est dit dans le titre : un produit de luxe, à destination des amateurs de gastronomie rapologique dont Jeanjass et Jungle Jack seront les cuisiniers étoilés. Cette esthétique est annoncée dès le premier morceau Dyonysos, dont le titre fait directement référence directe au dieu grec du vin et de la fête.

Le flow coule à flots, Dionysos pillave tout l’caveau, Hercule avec les douze travaux
J’le fais sans forcer, sous lean j’danse avec Morphée, au calme c’est olympien
J’te sers ces versets comme des Corinthiens, j’te peints un tableau
Sur la ‘teille y a un centaure qui tient un javelot, plein d’drogues dans la boîte de Pandore
Œil du tigre sur une chaîne en or, c’est carré comme un foulard Hermès
Faut que j’perce comme la lance à Léonidas dans la joue à Xerxès

Jungle Jack – Dyonysos

Un raffinement qui donne aux dix titres une dimension presque mythologique, dans le respect de l’art, mais aussi des anciens écrits qui l’ont façonné. On notera les références à Jeunes, coupables et libres des X-Men (originaires comme Jungle Jack de Ménilmontant) dans Châteldon, à Nujabes et aux studios Ghibli dans Miyazaki, ou encore aux concerts de jazz au Duc des Lombards dans Le bruit et l’odeur.

« Ma vie c’est bitume et encre, biture et chanvre, sip des mixtures étranges »

Même si le champ lexical de l’alcool perdure tout au long des dix titres, Jungle Jack se garde d’en faire une ôde à sa consommation et prévient des dangers de tout abus. On retrouve cette idée sur plusieurs morceaux comme Châteldon ou Rougon-Macquart, références respectives à une marque d’eau minérale haut de gamme et aux écrits d’Émile Zola.

Coule comme un requin qui a pas d’aileron
Restau’ d’l’hôtel, j’ai pris un Pommard et une ‘teille de Châteldon

Graille du homard avec des bavoirs, envoie les desserts et ressers à boire
Jack, j’le ais-f vraiment, j’me pète le ventre
Descends des ‘teilles de champ’, crache des flammes sur des bêtes de samples

Jungle Jack – Châteldon

Rougon-Macquart t’as rien transmis à tes gosses à part l’alcoolisme
Accoudé à un bar, il parle comme Malcom X
Alcool et opiacés, eau violacée

Jungle Jack – Rougon-Macquart

J’bois des alcools fins et on smoke des spliffs épais
Trinque encore, les verres se remplissent
Mon corps est juste une machine qui transforme la bière en pisse

Jungle Jack – Göbekli Tepe

Sur l’interlude Huile de mort, l’extrait d’un reportage explique que l’alcool est constitué de l’eau de vie, partie la plus pure et concentrée, et de l’huile de mort, les « déchets » retirés par la purification. Il y a cette idée que consommer un bon alcool pour son goût et sa texture peut être un plaisir, quand boire un alcool de moindre qualité n’a pas d’intérêt positif notable, et peut même avoir de graves conséquences.

À travers ses textes, Jungle Jack transmet un souhait d’élévation, le besoin d’une certaine cohérence, corrélée aux thèmes du luxe et de la gastronomie qui composent tout l’album. Il ne parle pas de sprite et de lean, mais bien de « champagne violet », il ne parle pas de délicatesse mais d’un cœur « tendre comme une hampe de bœuf ».

J’veux aller voir les reflets d’la mer et les champs verdoyants
Pillave des bières à six euros dans l’wagon-bar
Mes habits sentent la weed, ma peau sent l’musc et l’savon noir

Jungle Jack – Peintures rupestres

Cognacs et cigarettes, pas d’café
Rimes riches, nutritives comme un plat d’mafé
Débouche une ‘teille d’une sacrée rareté et j’gratte des haïkus
Niaks gras, vinyle marbré comme un carré d’wagyu

Jungle Jack – Göbekli Tepe

Sous ses airs de festin, Cognacs & Cigarettes est peut-être d’abord une réflexion sur le goût — celui des choses bien faites, de la rime juste, de la note rare. Le luxe n’est pas ici dans l’ostentation, mais dans l’attention portée aux détails. Sans avoir l’ambition de réinventer la boom bap et le drumless, l’album s’inscrit dans une véritable démarche hédoniste, qui prend le temps de savourer ce que le rap a de plus savoureux à nous offrir. Un concentré d’élégance illustré avec brio sur une pochette signée Dexter Maurer, artiste suisse connu également pour les covers de Déjeuner en Paix (Mairo x Jeanjass), d’Omar Chappier (Mairo) ou encore de Solsad (Zamdane). Une connexion Ménilmontant – Charleroi – Bienne qui saura dignement accompagner vos banquets d’été sous le soleil du Midi ou vos discussions nocturnes au bord de la piscine.

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