Par Lou-Marco Crepelle
Ce 21 février 2025, après une longue pause en solo qui a pris fin avec sa prestation magistrale chez Grünt, le Maire de Genève nous gratifie de La Fiev, véritable manifeste à la fois de sa personnalité et d’une culture Hip-Hop pointilleuse. En alliant l’ancien et le nouveau, que ce soit dans ses textes et interprétations ou dans les productions signées Hopital son frère jumeau, ce disque aux inspirations et aux références bien plus larges qu’on ne le pense s’inscrit déjà comme un marqueur temporel de son époque.
Pour ceux qui ne le connaîtrait pas, il est important pour comprendre cette analyse de faire une rétrospective des deux dernières années pour Mairo.
Tout comme pour son comparse H Jeunecrack (analyse de 1er Mouvement ici), 2024 a été une année de réflexion et de transition pour Mairo. Il faut dire que son run en 2023 restera gravé dans la roche (vous l’avez ?). Un EP commun avec Slimka en mars et la sortie d’Omar Chappier en mai le font connaître à un public plus large. Une meilleure visibilité qui mène à de nombreuses apparitions scéniques, comme aux Ardentes ou au Grünt Festival. C’est d’ailleurs le concert qu’il choisit pour annoncer Déjeuner en paix, un EP entièrement produit par Jeanjass, qui sort en septembre de la même année.
Mais alors qu’il multiplie les collaborations, comme son trois titres commun avec H Jeunecrack (voir ci-dessus), et que les avis de la presse spécialisée rap sont unanimes, autant pour ses textes que pour ses concerts, une question est sur toutes les lèvres : à quand le premier album de Mairo ? Il est de ceux qui respectent une certaine tradition du rap, avec une exigence particulière quant au premier album, qui représente pour sûr une étape lourde de sens dans une carrière.
Pour préparer le terrain, Mairo fait son retour en novembre 2024 avec la manière, puisqu’il nous délivre une des meilleures performances sur Grünt : une heure complète de freestyle, assis, debout, avec pour seul moyen d’expression son micro. Dans la foulée, il annonce une date à la Cigale, en clôture d’une tournée dans toute la France. Puis vient le moment que tous ses fans attendaient : son premier album. Ainsi, Mairo dévoile La Fiev le 21 février 2025.
« J’ai fait mon premier album sans faire de thérapie pour recracher ma haine telle quelle »
La Fiev se décompose en deux parties de six morceaux, coupées par une interlude radio. Dans la première partie, Mairo fait exactement ce qu’on attend de son premier album. Il rappe comme personne, étale sa technique dans des morceaux d’égo trip, tout en parsemant quelques phrases plus personnelles. Dès l’introduction, nitro LA FIEV, Mairo donne le ton : « J’ai fait mon premier album sans faire de thérapie pour recracher ma haine telle quelle. » À l’image de son Grünt, on ressent une certaine fougue, comme une soif de revanche, grâce à une interprétation très énergique et des paroles bien choisies. L’instrumental aide également à ce ressenti à la fois brut et épique, avec un refrain qui annonce l’avènement du messie et des couplets qui sonnent l’heure de la révolte. À la production des treize titres, qui d’autre que Hopital, le frère jumeau de Mairo, déjà à ses côtés pour 95 monde libre et Rougemort. Il faut dire que l’album instrumental mériterait une analyse à lui seul, tant ses compositions sont truffées de références.
Après une intro épique, on rentre réellement dans l’univers de La Fiev avec Dope. Une ambiance presque inquiétante, qui annonce la propagation de cette épidémie de fièvre que Mairo tease dès le titre de l’album. Un morceau de boom bap « dégueu conscient » (c’est comme ça qu’il s’amuse à décrire sa musique) de quatre minutes avec deux phrases répétées en guise de refrain, un parti pris bien loin des standards mainstream actuels. Dope s’inscrit comme le manifeste de l’écriture et de la musique de Mairo, il envoie un message fort sur qui il est et sur ses qualités de rappeur hors pair.
Regarder c’que j’ai osé braver : le regard des darons blasés, le regarde des tantines casées
Mais je fais comme mes idoles : Tonton Lino et Tantine CaseyMairo – Dope
Rap FR : 6h de décalage avec New-York mais 5 ans de retard sur Mairo
Mairo – Dope
J’fais pas d’hiérarchie de la haine, je n’généralise pas les fautes commises
Mais je n’crois pas en l’extermination d’un peuple pour une terre promiseMairo – Dope
Si ces premiers morceaux ressemblent à ce qu’on attendrait d’un album de Mairo, il ne souhaite pas être enfermé dans une certaine esthétique comme il le disait déjà dans Belly Ratchet : « Que les puristes mettent pas toute leur confiance en moi, ils risqueraient d’être déçus. » Dans i.think, Hopital reprend le style de la Baltimore Club et sa boucle de batterie iconique pour en faire une production entraînante et pleine de détermination. Un clin d’œil très bien expliqué par David Bola aka l’encyclopédie rapologique sur son compte Instagram. Et grâce à sa culture qui lui permet ces innovations dans les productions et les flows, il rappelle qu’il ne fait pas cette musique par effet de mode mais bien par amour.
J’suis dans l’rap depuis qu’il est moche, depuis qu’il est moche et pas à la mode
Mairo – i.think
Depuis qu’j’ai une ‘stache au d’ssus d’mes lèvres, une hache au d’ssus d’mes rêves
J’me dis qu’c’est pas si mal d’ouvrir une superetteMairo – i.think
On commence alors le quatrième titre avec comme idée que Mairo est venu sauver le rap et le remettre dans le droit chemin. Mais il avait prédit cette réaction, ce statut qu’on lui attribuerait, et il nous prend complètement à contre-pied lorsqu’il répète dans le refrain de fight4GE : « Je ne suis pas un prophète ! ». Un peu à la manière de Kendrick Lamar dans Mr Morale lorsqu’il déclare « Kendrick made you think about it, but he’s not your savior ». On peut voir une autre référence avec Mr Morale dans la posture de Mairo sur la cover, un enfant dans les bras, comme sur la cover de Kendrick (ou alors je suis trop fan de ces deux albums on sait pas).

En parlant de la cover, elle est shootée par Léa Esmaili, une des figures les plus influentes du rap de ces dernières années. Elle a notamment réalisé la cover de plusieurs albums de Theodora, dont l’excellent Bad Boy Lovestory, la cover de SVR Effect de LeoSVR (également très bon) ou encore le clip de Gare du Nord de Yvnnis. Elle n’en est donc pas à son coup d’essai, et confirme une nouvelle fois avec la pochette de La Fiev son talent qui a déjà marqué et marquera encore l’imagerie du rap français.
Après quatre morceaux énergiques et démonstratifs arrive Paramount, plus mélancolique. Ce schéma est déjà présent dans Rougemort (2021), où après des flows puissants – sur astral, coupe gorge et attentat uzi – arrive eritriste, lui aussi plus mélancolique. On comprend que derrière cette carapace de sauveur du rap (sans en être le prophète) se cache une réelle démarche d’amour, pour le rap, sa famille, et sa « p’tite meuf ».
L’amour ça dure trois ans, ça fait vingt ans que je rappe par amour
Mairo – Paramount
J’pensais pas qu’mes parents pouvaient vivre séparément, même se détester carrément
Mes émotions viennent contester ma mémoireMairo – Paramount
C’est pas ma meuf, c’est ma p’tite meuf
Chacune d’ses peines me brise le cœur
J’la quitte pour le concert vers 19h
J’lui ramènerai des liasses en guise de fleursMairo – Paramount
Si l’on peut supposer que l’album se décompose en deux parties, et que Minuit est le dernier morceau de cette première partie, c’est grâce à plusieurs indices. Tout d’abord, en plus de sonner vraiment comme une outro, avec une fin explosive, le morceau s’appelle minuit, pile la transition entre deux jours, ou deux parties d’album. Sur cette chanson clairement rock, une phrase résonne : « J’dois mieux écouter le bruit de mon âme. » Après avoir fait ce que l’on attendait d’un disque de Mairo dans la première partie, incisive, percutante, il doit prendre la direction qu’il souhaite réellement. Cette pensée ce manifeste d’autant plus par le choix de la composition rock, des sonorités nouvelles dans l’univers de Mairo et souvent mal intégrées dans des albums de rap (ce qui n’est pas son cas naturellement).
« J’dois mieux écouter le bruit de mon âme »
La seconde partie de l’album ne commence pas tout de suite, puisque l’on écoute d’abord le radio skit. Mairo affirme à nouveau qu’il fait dorénavant ce que lui seul attend, en nous montrant la variété de ses influences grâce à des extraits de morceaux bien choisis. On entend par exemple de la variété française avec Dalida dans Paroles Paroles, de l’électro avec Moby dans In This World ou bien sûr du rap avec un extrait de La Cliqua.
Sur blccd tears, le Maire de Genève déclare, comme pour prouver que cette deuxième partie s’ouvre sur quelque chose de différent : « J’vais pas rentrer dans l’thème juste pour rentrer dans l’moule, j’ai mes propres antennes, j’ai mes propres anthems (hymnes) » Une démarche une nouvelle fois accentuée par le choix des prods, qui rappelle que le rappeur et son producteur travaille main dans la main pour délivrer les meilleurs sons possibles. Ce n’est pas dans tous les albums que l’on peut trouver autant de cohérence et de symbiose entre les paroles et la musique, d’autant plus que les deux explorent des styles totalement différents, comme avec cette prod qui fait penser à celles de PinkPantheress. Avec cette instru Grime – 2Step, et plus largement avec cet album, Mairo se place comme un vecteur de culture, il ne fait plus seulement du rap pour les rappeurs, mais a vraiment à cœur de transmettre le rap à ceux qui veulent en apprendre plus.
Dans ma jeunesse, j’ai pas assez ksaar, en études, j’avais un tas d’exams
Mais, aujourd’hui je remercie, j’ai jamais eu autant un mental d’acier qu’ça
Plus personne peut m’abattre, Omar Chappier, j’suis arrivé à pattesMairo – blccd tears
Il évoque rapidement sa jeunesse juste au-dessus, se présentant comme un adolescent concentré à tout prix sur sa réussite. Il continue à se livrer dans Antidote ou venin, où il nous raconte son ascension dans le rap, de son statut d’étudiant de cette culture à celui de rappeur reconnu.
C’est qui ce petit qui maitrise comme ça ?
J’ai peu fréquenté Genève by night
J’étais dans les studios et les open mics
2023 un vrai highlightMairo – Antidote ou venin
2017 pendant Xtrm Tour
J’courais partout pour un peu d’lumière
Merci aux frères d’avoir prêter le micro
Promis j’continue jusqu’à assécher l’dicoMairo – Antidote ou venin
Partout ça m’connaît, ça me reconnaît
Quand je marche du Petit au Grand-Saconneix
J’suis pas l’chouchou, nan, nan
Personne me cala depuis qu’j’suis enfantMairo – Antidote ou venin
Dans la lignée de cette transmission du rap, il explique qu’il a ses références d’OG et ses connaissances pointilleuses, mais qu’il ne fait pas un rap d’élitiste. Un statement qu’il répète beaucoup depuis ses premiers projets. Il dit notamment « M.A.I.R est éritriste pas élitiste » dans son Omar Chappier Freestyle (c’est le premier exmple que j’avais en tête, mais il y en a bien d’autres dans ce style).
J’ai beaucoup étudié le rap, on dirait qu’il fait l’uni’ Mairo
J’peux parler d’Big L et du rap d’N.Y, j’peux aussi parler d’Matuidi CharoMairo – Antidote ou venin
Mairo parsèment chaque morceau de l’album avec ses références variées : un rap américain des 90s avec Big L (dans Antidote ou venin) et Mobb Deep (dans Température), un rap des années 2000 avec Lino et Casey (dans Dope) ou Rohff (dans 45%), un rap plus récent avec Alpha Wann et Vald (dans Paramount), des musiques traditionnelles avec le sample du morceau Aqli Tsibet du chanteur érythréen Osman Abdelrahim (dans Température).
Ces clins d’oeil sont également visibles dans les titres, avec i.think en référence au titre Think de Lyn Collins, dont le break de batterie est samplé, ou encore 45%, un mix entre 45 Scientific, célèbre label fondé par Geraldo, Booba et Ali qu’il dédicace souvent (9 5 pour 45) et son morceau préféré all time 30% de Gims, dont il distille les punchs dans beaucoup de ses morceaux (il en parle longuement dans son interview avec Neefa).
Mairo se fait souvent des clins d’oeil à lui-même, comme avec ses célèbres gimmicks « L’aventurier sans son aventurière » et « La Patte Brisée ». Ce dernier prend le nom d’un morceau essentiel au storytelling de l’album, dans lequel Mairo nous raconte la relation avec ses parents, et particulièrement le parcours de sa mère, qui a l’a élevé après avoir fuit l’Érythrée.
T’as connu la pauvreté, la fuite et l’asile
Allez vas-y, avec ton sourire, fais nous croire qu’c’est normal et facile
Tu m’donnes ton assiette quand j’ai fini mais que j’ai faim encore
J’ai eu toutes les chances que t’as pas eues et je me plains encore
Tu t’es coupée aux quatre veines pour gérer quoi qu’il advienne
Tu es mon exemple et ma reineMairo – La patte brisée
Merci d’être restée auprès d’nous, de nous avoir soutenus pendant longtemps
Dans une situation qui t’convenait même plusMairo – La patte brisée
Après nous avoir raconté une partie plus intime de son histoire, on peut enfin donner une potentielle signification à chacun de ces gimmicks. « La Patte Brisée » définirait sa mère, qui a dû traverse le monde à pied (d’où la patte) pour fuir la pauvreté et la guerre, et qu’elle a été énormément affectée par ses épreuves (d’où brisée). « L’aventurier sans son aventurière » pourrait définir le père de Mairo, brièvement évoqué dans le morceau, qui aurait perdu sa moitié après sa séparation avec sa femme et qui serait donc sans son aventurière. Ce ne sont bien sûr que des suppositions.
Avec cette deuxième partie d’album, il nous raconte ce qu’il veut dans le style qu’il veut, il écoute le bruit de son âme. Et il semble que malgré ses nombreuses influences, son âme a un bruit du boom bap. Sur Température, Hopital et lui rendent hommage au rap new-yorkais en utilisant le break de batterie de Temperature’s rising de Mobb Deep, une rythmique devenue incontournable décryptée par Raphaël Da Cruz dans une vidéo pour Monte Le Son. Le morceau sonne comme un freestyle, démonstratif de rimes et de références rap, avant de nous donner, sans rapper cette fois, les références de son pays d’origine, l’Érythrée.
Hopital fait cette merde comme DJ Mehdi et les Daft
Façon électronique, ou Dre et la ChronicMairo – Température
Et alors qu’on pourrait s’attendre à une fin d’album classique, avec des musiques plus calmes et introspectives, Mairo continue de casser les a priori. Il l’avait dit dès le premier morceau, il vient cracher sa haine telle quelle, et c’est bien ce qu’il fait sur la tortue et le liev. Il raconte avec fierté d’où il vient, ce qu’il a déjà accompli, et ce qui lui reste à accomplir, une sorte de checkpoint pour remettre toutes ses idées en place. Une mentalité exprimé par le titre, où il se met à la place de la tortue qui met plus de temps à atteindre ses objectifs mais qui ne grille pas les étapes, et qu’on peut retrouver dans ce respect et cette patience avant de sortir ce premier album.
Une bannière, un drapeau, un bateau, une galère
Nous fais pas des manières, on est là, ça date pas d’hier
Faut qu’on épargne et ma hargne elle va pop
Que tout l’monde m’écoute comme le pape et la popMairo – la tortue et le liev
Allô mam’, j’voulais te l’dire, ça y est, on m’écoute enfin
J’t’offrirai tout c’que tu désires, dans dix ans ou dans vingt
Même si tu t’en bats les c’ du rap, j’sais que tout c’qui m’touche te touche aussi
Grâce à toi j’sais tout faire comme un couteau suisseMairo – la tortue et le liev
Le morceau se conclut sur des paroles provenant d’une interview pour le mythique groupe Arsënik (selon Genius), qui font de nouveau écho à cette mentalité de sagesse et de patience.
Le courage, la vie appartient aux gens intelligents et courageux, c’est moi qui te l’dis.
Y a pas de afghan, érythrée, sénégalais, suisse, français ou quoi, on est tous des humainsMairo – la tortue et le liev
La Fiev se clôt sur 45%, un morceau sur l’humilité dans lequel il raconte que sa réussite est due aux personnes avant lui, et qu’il va s’en servir pour la réussite des autres. Il n’a pas besoin de la validation des autres (« J’compte pas les followers, pas les vues, ça m’importe peu ») mais il a besoin de faire cette musique pour aider ceux qui le méritent. On le comprend avec les dernières phrases du son, dans lesquelles il dit qu’il apparaitra dans pleins de biopics : il ne fait pas tout ça pour lui, il le fait pour nous.
Tous les médias sont choqués à peine tu prends un parti
J’ai gagné si ça les touche dans leur cœur jusqu’à l’infarctus
Des aveugles, je suis jaloux car, eux, ils ont moins tentés
Y a aucune chance qu’ils acceptent ta fausse main tendueMairo – 45%
J’suis pas à une grosse déception, j’suis d’jà la fierté des nôtres, gros j’suis un gosse d’exception
Un artiste peintre, une clope au bec, un stylo Bic
Mon son tourne d’ici à Molenbeek, comme la flamme OlympiqueMairo – 45%
J’dois aider la famille au bled, même si rien n’m’y oblige
Un mec intelligent qui fréquente des légendes
J’apparaîtrai surement dans plein d’biopicsMairo – 45%
D’abord avec son Grünt, qu’il a répété et préparé pendant plus d’un an, puis avec La Fiev, qui a surement nécessité autant d’investissement et de minutie, Mairo confirme à la fois son statut d’héritier d’une certaine culture Hip-Hop et son souhait de la diffuser à travers son œuvre. Comme il l’explique lors de sa discussion avec Neefa, ces nombreuses références, dans les paroles comme dans les productions, permettent d’une part de revendiquer un héritage et le faire perdurer, mais surtout de revendiquer sa personnalité, définie par ses musiques avec lesquelles il grandit depuis plus de quinze ans. Déjà comparé au descendant de Une Main Lave l’Autre (2018) d’Alpha Wann, en terme d’impact potentiel sur cette scène du rap français, La Fiev s’impose comme un incontournable de cette année. Une année 2025 qui sera peut-être aussi historique que 2015 ne l’a été pour le rap français ? Trop tôt pour en juger, mais avec des albums de ce calibre, c’est une idée loin d’être irréaliste…